Ce court article reprend le texte préparé pour la soutenance de mon mémoire intitulé “Du fandom aux œuvres : l’invention d’une science-fiction féministe dans les pages du fanzine états-unien Janus/Aurora, de 1975 à 1990”, le 13 juin 2022.
I. Points de départ
Le point de départ de mon enquête est le Manifeste Cyborg de Donna Haraway où se trouve une liste de théoriciennes incluant des écrivaines de SF des années 1970 comme Joanna Russ, Vonda McIntyre, Marge Piercy, etc. C’est en poursuivant avec la lecture de Libère-toi Cyborg par Anne Larue que j’ai découvert la Lettre Ouverte à Joanna Russ de Jeanne Gomoll publiée dans Aurora1 .Avec elle, il ne s’agit plus seulement de constater l’oubli d’une frange de la littérature mais de comprendre pourquoi ce croisement historique entre féminismes et SF est négligé. Il s’inscrit dans un récit de l’histoire de la SF relativement consensuel comme le montre l’extrait d’un livre de Anne Besson qui qualifie ces années 1970 d’hyper-engagées et marginales2 .
II. Approche théorique
On se trouve dans une situation délicate car faire une contre-histoire, aller à la recherche d’une époque perdue de conscience politique, c’est maintenir l’idée de rupture ou de discontinuité. Ça ne permet ni de comprendre l’influence décisive des féminismes sur le contenu de la SF ni ce que ces récits historiques disent de notre rapport à cette littérature. Une des clés pour moi s’est trouvé dans un papier de Hélène Breda paru dans ReS Futurae qui insiste sur la nécessité d’articuler études de fans et de genre pour appréhender cette histoire, la construction d’un fandom féminin et d’une SF féministe3 . C’est pourquoi cette recherche s’est concentrée sur le fanzine Janus/Aurora dont les éditrices sont à l’origine de la WisCon.
III. Histoire des féminismes
Pour comprendre le phénomène précédent, j’ai utilisé deux notions « outils ». La première c’est la saisie éclectique. Les fans occupent des positions multiples aux croisement du fandom de la SF, de l’université et de l’espace de la cause des femmes, et c’est à partir de là qu’elles se saisissent du discours féministe. Cette prise sur le tas est diversifiée d’abord en fonction de cette posture. Elle est éclectique au sens de Gisèle Sapiro, car il y a un double stigmate4 , ce sont des fans de SF, une littérature masculine auprès des féministes, et ce sont des féministes dans le monde de la SF. Dans chaque contexte, c’est le terme à valeur péjorative qui est retenu. C’est pour cela que la solidarité féminine dans le fandom apparaît nécessaire. Elles passent d’une logique de pionnières où seules une poignées de femmes avec des capitaux culturels et symboliques suffisants parlent en féministes, à une logique de communauté, un espace où elles peuvent toutes parler librement de féminisme.
IV. Une communauté politique, comment ?
J’ai cherché à montrer que dans une conjoncture donné, elles forment une communauté politique. J’ai utilisé pour cela la notion de partition genrée. Selon Umberto Eco, les lectrices n’utilisent pas un dictionnaire mental pour lire un texte mais une encyclopédie. Au-delà des connaissances sémantiques, elles apportent aussi un savoir sur le monde social tel qu’elles le vivent5 . Je propose d’imaginer une entrée intitulée rôle de genre où chaque littérature a quelques archétypes à disposition. La lectrice part du principe que l’écrivaine a la même partition. Si elle représente des rôles exotiques ou étrange, ça remet en question la lectrice, et si elle en utilise moins, la lectrice s’attend à une explication, un signe métafictif que l’écrivaine prend du recul6 , faute de quoi, elle en déduit une position politique. Ce phénomène a lieu car nous étudions précisément une séquence où les mouvements féministes politisent le vécu personnel.
Il n’y a donc nul besoin d’une médiatisation directe du féminisme, seulement de deux composants : la présence des mouvements féministes dans l’espace public et un fandom, donc des lectrices actives et bruyantes qui font pression sur les écrivains et les écrivaines. À partir de là, tout un ensemble de gestes d’écriture et de pratiques de fans sont recodés politiquement.
V. Une communauté politique, pourquoi ?
Au début, cette partition de genre est relativement vide. Diane Martin parle de recourir à un « changement de sexe mental »6 quand, plus jeune, elle lisait de la SF. Dans le livre At the Seventh Level de Suzette Haden Elgin, les protagonistes féminines importantes coexistent aux côtés du héros masculin7 . Dans les années 1960 se diffuse la figure de l’androgyne comme dans The Left Hand of Darkness de Ursula Le Guin. Il s’agit d’une brèche, les personnages de ce roman sortent partiellement des rôles habituels car ce ne sont ni tout à fait des hommes ni tout à fait des femmes8 . Au début du fanzine Janus, la discussion porte sur la femme forte, d’abord « tough woman », le héros masculin inversé, puis « strong woman » avec l’idée de complétude, d’aboutissement de la représentation car on insère le personnage dans des relations interpersonnelles et un socle matériel et social convainquant. Après la controverse Darkover, se pose la question des relations lesbiennes et à partir de là, la redéfinition des genres sur le fondement de leurs homosexualités (étape nécessaire pour penser les relations et les solidarités entre personnes du même sexe). Viennent ensuite d’autres questions sur la maternité, la sexualité, jusqu’aux masculinités et on aboutit en 1993 à la remarque de l’écrivaine de SF Gwyneth Jones qui dit « écrivez moi plutôt sur ce que ça fait d’être un homme essayant d’être humain »9 .
Ces seuils sont le produit d’une institutionnalisation car cette communauté, à travers la convention, les Tiptree Awards, les interventions dans le fandom, a favorisé une transmission générationnelle, des instances qui vont conserver cette mémoire et entretenir cette activité de lecture critique. C’est pourquoi il est important de parler du fandom pour comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’une littérature d’avant-garde marginale. La simple suggestion d’une SF féministe a des effets considérables sur le champ. On peut dire qu’il n’y a pas eu de SF féministe en France à la même période faute d’instances pour entretenir et diffuser un décodage antisexiste de la SF dans la SF. C’est mon résultat principal qui me permet aussi d’indiquer qu’affirmer le caractère politique de la SF parce qu’aujourd’hui les littératures de l’imaginaire sont saisies dans toute la société comme vectrices d’empowerment, en s’en tenant aux livres et aux films, c’est faire fausse route. Ça mène à une vision anachronique de l’histoire de ces écrits qui naturalise les rapports de force du présent.
VI. Quelles limites et perspectives ultérieures ?
Le corpus que nous avons utilisé paraît restreint mais il me semble que les enquêtes de Camille Bacon-Smith, Justine Larbalestier et Helen Merrick10 corroborent nos résultats. Sur le plan de l’histoire de la SF féministe, j’ai plutôt essayé d’affiner le cadre historique.
Une limite évidente se trouve dans le caractère majoritairement textuel de notre étude. Il y a matière à dresser un tableau des personnes qui pratiquent ce type d’activité pour poursuivre les travaux sur la circulation des idées féministes et la production de fanzines (ce que ça coûte, son accessibilité, ce que ça permet ou pas de dire…). Une autre piste se trouve dans le discours masculin et ce que produit l’intervention féministe : on a parlé par exemple du contenu du Cyberpunk, mais plus généralement, ces reconfigurations accompagnent la montée d’une coalition pro-family en guerre contre l’avortement, du néoconservatisme culturel avec l’initiative star wars reaganienne à laquelle participe des auteurs de SF comme Jerry Pournelle et Larry Niven.
Pour conclure, la SF féministe représente un espace d’analyse et de dialogue interdisciplinaire qui peut jouer un rôle crucial à l’avenir. À ce titre, on peut se demander si la discussion sur le féminisme radical des années 1970 est une priorité, et si oui, de quel ordre, quand on assiste simultanément en 2022 à des offensives politiques lourdes de conséquences, en particulier la construction d’un problème trans dans notre pays. La SF féministe ne s’arrête pas à une frange en Amérique du Nord à une telle période, c’est une fenêtre sur les féminismes spéculatifs, un vaste champ à même d’adresser une pluralité de questions sur les corps valides, le colonialisme et le changement climatique. C’est une pensée vivante et exigeante qui mérite mieux qu’un simple embaumement académique à rebours de son temps.
Sources
Corpus
Vous pouvez retrouvez le corpus dans la section consacrée du projet de thèse (en construction permanente : la version actuelle n’est pas encore mise à jour des dernières avancées de mes recherches mais ça ne saurait tarder !)