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Manuel modeste : fabriquer sa propre lecture cyborg (en seulement trois exemples)

Cet article originellement rédigé pour un séminaire intituté “Épistémologies politiques” divulgâche allègrement les nouvelles étudiés. Il s’agit de « Le vaisseau qui chantait » de Anne McCaffrey, « No Woman Born » de C. L. Moore (apparemment traduit en français sous le titre Aucune femme au monde) et « The Girl Who Was Plugged In » de James Tiptree Jr. Vous pouvez les lire au préalable en vous référant aux liens en bibliographie pour les deux dernières et emprunter la première dans votre bibliothèque préférée.


Illustration de Lynn Randolph pour la converture de Simians, Cyborgs and Women (1991)

Comment lire ce manuel ?

Suivant l’une de ses définitions classiques, la science fiction (SF) prétend « défamiliariser » (Suvin 2017 : 117-118). À l’instar du théâtre de Bertold Brecht, cela revient à éduquer (politiquement) le regard des spectateurs en laissant par exemple les coulisses visibles, pour rendre apparent le rôle que joue le comédien et rompre l’illusion de la scène. En reprenant les discussions qui ont entouré la série Star Trek et sa représentation des rapports sociaux de sexes dans le futur, Wendy Pearson relie cette tradition dans la SF – qui « décentre » notre regard du sujet vers son environnement – à la présence queer qui dénaturalise la sexualité en rendant saillants les mécanismes qui produisent des sujets de genre (Pearson 2017 : 249).

En raison de sa charge discriminatoire et de son histoire, le terme « queer » est à mobiliser avec prudence. Il est défini ici comme un espace exclusif et excessif de possibilités, habité par tout ce qui échappe à la norme hétérosexuelle (Hollinger 1999 : 33). Si la formulation originale de la théorie cyborg n’avait pas de visée queer, les deux conceptions ont des affinités évidentes à l’origine de développements fructueux (Larue 2018 : 91-96). La première invite à penser des mondes cyborg : des réalités sociales et corporelles vivantes, peuplées de liens de parenté entre animaux et machines, d’identités incomplètes et de points de vue contradictoires. La lutte politique implique de superposer de nouvelles visions à celle d’une apocalypse militaire viriliste, sans l’annuler, pour penser les risques de domination propre à chacune (Haraway 1991 : 154).

Toutefois, ce plaidoyer pour un tissage (weaving) des oppositions se heurte au caractère imprécis de sa formulation (Holden 1999 : 211). Cette lacune a des conséquences concrètes : au sein du complexe industriel, le cyborg est pensé comme « moyen de réparer les individus ». Cette vision naturalise les situations de handicap en y voyant autant d’êtres humains intrinsèquement incomplets qu’il faut réparer pour les rendre productifs. Le « Manifeste Cyborg » ne mentionne cette situation que de manière allusive (Haraway 1991 : 178) et la critique féministe tend à l’ignorer. Pourtant, cette théorie conserve une acuité qui « repense la société normale, le corps normal et la relation normale à la technologie » et attire l’attention sur la construction environnementale de la place des corps, donc des situations de handicap, en vue de concevoir de nouvelles versions de (se) vivre – sans minimiser les difficultés et les obstacles (Reeve 2012 : 91-93 et 103).

Je propose donc une « lecture cyborg » sur le modèle de la « lecture queer » de Pearson (2017 : 262), qui retrace le mouvement de la cryptographie (le décodage d’un texte dont les significations ne sont apparentes que pour certaines personnes comme des indices sur le genre ou la sexualité disséminés par un auteur) à la localisation des intuitions sur la carte de nos propres ontologies sexuelles et corporelles (retrouver la source de la conception de son corps et la façon dont on se rapporte aux autres, dans notre socialisation et notre culture). L’enjeu n’est pas de révéler la vérité des textes ou, de manière anachronique, la fausse conscience de leurs auteurs. Cette lecture se propose de trouver dans la fiction de nouvelles façons de penser les rapports entre les corps et leur milieu, un outil pour notre présent.

Théoriser la cyborg

Le « Manifeste Cyborg » est le titre d’un article écrit par Donna Haraway et publié une première fois en 1985 dans la revue Socialist Review. Elle le décrit comme une « tentative méthodologique pour répondre à une situation historique très précise »1 , tisser des liens entre son parcours universitaire en tant que femme, « permis » par l’investissement américain dans la « course à l’espace », prévenir le développement d’une posture technophobe chez certaines féministes et repenser la question du sujet du féminisme, une catégorie ‘femme’ qui ignore notamment le vécu des femmes noires (1991 : 173, 181 et 155).

Elle définit la2 cyborg comme un hybride de machine et d’organisme, un mélange de réalité et de fiction. Le terme, issu de la contraction de « cybernetic » et « organism », apparaît pour la première fois en 1960 dans un article de Manfred Clynes et Nathan Kline et désigne un rat de laboratoire avec une pompe osmotique sous la peau voire, à l’avenir, une façon « d’adapter l’homme à son environnement »3 dans le cadre de la course à l’espace (1960 : 76). Le terme « cyborg » est souvent pris dans des usages confus, l’extension de son sens (de l’accessoire jusqu’à la métaphore « sociologisante ») peine à saisir ce qui singularise nos conceptions actuelles du corps. Thierry Hoquet distingue plusieurs degrés, l’extension (comme des écouteurs), le substitut (un bras mécanique ou certaines greffes), jusqu’au système fondé sur une « solidarité vitale » : un « couplage intégré d’organisme et de machine, indispensable au fonctionnement de l’ensemble (« survie »). Il n’y a plus à proprement parler d’utilisateur, ni d’interrupteur » (2011 : 68). Cependant, comprendre la variété de sens associée à la cyborg implique aussi de le resituer comme thème narratif ancien et récurrent. Elle appartient au « méga-texte » de la SF, des signifiants et icônes inventés pour les récits (hyperespace, robots, cités tentaculaires, vaisseaux spatiaux…) qui rendent le genre identifiable en général et familier au lecteur habitué, mais conservent une autonomie et peuvent se diffuser dans d’autres secteurs (Broderick 2017 : 143-147). Se saisir de la cyborg, c’est mobiliser un objet de science et de fiction et percevoir les influences réciproques.

Haraway y voit un système mythique que les féministes peuvent transformer en langage politique pour éclairer des tensions ou des liaisons fécondes. Il se trouve au croisement de trois ruptures qui marquent le XXème siècle : entre humain et animal sous le coup de la théorie de l’évolution, entre animal-humain et machine qui paraît plus vivante que le premier, et entre le matériel et l’immatériel avec la miniaturisation et l’apparition des puces électroniques. À chaque fois, notre rapport au récit du vivant et de ses frontières, du progrès technologique et du champ d’exercice du pouvoir est transformé (1991 : 150-153). C’est dans ce cadre que la SF ouvre un espace pour penser les relations sociales de sciences et de technologies et faire dialoguer la science (et ses récits) et les féminismes incarnés par les « théoriciennes de la cyborg » (1991 : 164 et 173).

Choisir les outils

Le Manifeste a pour spécificité de présenter un corpus d’autrices qui mettent en œuvre « l’idée cyborg », en particulier des écrivaines et écrivains de SF. La sélection de Haraway ne vise pas à mettre en lumière une « science fiction féministe ». Elle s’empare moins de The Female Man, livre de Joanna Russ publié en 1975, pour « la dimension lesbienne du roman » mais en tant qu’il participe à « dissoudre les catégories estampillées de l’homme et de la femme » (Larue 2018 : 93). Ces exemples lui servent à illustrer l’écriture cyborg : traitement de la technologie, subversion du mythe du retour aux origines, démultiplication des paroles, etc (Haraway 1991 : 175-176 ; Larue 2018 : 126-134). Toutefois, la « liste H » suivant l’expression de ïan Larue (2018 : 15-16), a affecté la réception des ouvrages en question4 . Par exemple, la mention de The Ship Who Sang de Anne McCaffrey a un rôle clé dans sa ré-interprétation, et c’est aussi l’un des seuls moments où Haraway évoque directement le handicap dans le Manifeste (Cheyne 2013 : 148).

Le Manifeste participe au dialogue sur la SF, qui relie ses auteurs, critiques et lecteurs, avec ses réécritures et ses thématiques, et façonne notre façon de nous saisir des œuvres. Notre dossier se focalise sur un pan de cette « grande discussion » en revenant sur « Le vaisseau qui chantait » de McCaffrey (1996 [1961]), où un cerveau retiré d’un « corps humanoïde infirme » est mis aux manettes d’un astronef, « corps métallique » spatial (IV), puis en lisant « No Woman Born » (1944) de C. L. Moore, où un cerveau est retiré d’un corps détruit et placé dans un corps métallique humanoïde (V), pour enfin évoquer « The Girl Who Was Plugged In » (1973) de James Tiptree Jr., qui met en scène le contrôle cybernétique d’un « corps biologique valide » par un « cerveau dans un corps en situation de handicap » (VI).

Sélectionner les composants

L’environnement des protagonistes et le matériel choisi pour les décrire affectent leur subjectivation, soit leur existence en tant que sujet. C’est un processus qui peut impliquer un mode d’objectivation – par exemple une catégorie de personnes dans une politique publique – ou des pratiques (Revel 2009 : 60-62) – comme la façon de se rapporter à soi en veillant à garder une alimentation équilibrée ou en pratiquant une activité physique régulière. Dans un récit, cela signifie pour un personnage en situation de handicap d’exister en tant que tel, sans que ce trait disparaisse ou devienne son unique description. Il y a un enjeu concret car cela affecte la façon dont on catégorise les personnes dans ces situations ou dans les possibilités à leur disposition pour se rapporter à elles-mêmes.

Anne McCaffrey en 1979 dans Time Out of Mind sur la BBC2

« The Ship Who Sang » est une nouvelle écrite par l’autrice de SF Anne McCaffrey en 19615 , qui donne lieu à une série dont le premier recueil paraît en 1969, traduit en français sous le titre Le vaisseau qui chantait (1996). Pour Haraway, il s’agit d’un ouvrage « pré-féministe » qui interroge les frontières du corps et la conscience cyborg (1991 : 178).

La nouvelle raconte l’histoire d’Helva « née à l’état de « chose » » mais « sauvée » par un test qui révèle ses capacités cognitives. Elle est alors encapsulée et destinée à devenir un mécanisme directeur au service des « Mondes Centraux » (1996 : 7-9). À la fin de sa formation, au cours de laquelle les autorités remarquent son intérêt pour le chant, elle est diplômée et intégrée à son nouveau corps : « quand elle se réveilla, elle était l’astronef » (1996 : 14). Suite à un échange avec une promotion de « muscles » (des humain formés pour travailler en binôme dans un vaisseau avec une « capsule-cerveau »), elle choisit Jennan comme partenaire (qui chante et dont elle tombe amoureuse). De XH-834, elle est renommé JH-834 suivant leurs initiales (1996 : 16-19). Après plusieurs aventures ensemble, Jennan meurt au cours d’une mission de sauvetage. Partagée entre la fuite hors des Mondes Centraux et le suicide, son conditionnement l’emporte et elle rentre à la base. L’intrigue se termine lorsqu’elle retrouve sa voix et chante un requiem (1996 : 29-32).

Ces aventures semblent correspondre à un « simple » récit de la « vie sentimentale d’une jeune femme middle-class blanche étatsunienne des année 1960 » (Larue, 2018 : 89). Si la comparaison n’est pas dénuée d’intérêt (il n’est pas si évident de publier ces thèmes en SF a fortiori en tant que femme6 , et ça peut « défamiliariser » le lecteur masculin), son destin de cyborg n’a rien d’ordinaire. Cette différence ne disparaît pas dans la suite de l’intrigue qui traverse la vie de Helva, ses ressentis, les « avantages et inconvénients au quotidien »7 . Elle a même pitié des « des autres humains limités » : « Les gens de votre espèce ne peuvent pas modifier le degré de vision » (1996 : 11). La façon dont est construit le récit nous permet d’identifier les présupposés généraux qui accompagnent souvent la notion de cyborg, dès les premières lignes :

Elle était née à l’état de « chose » et, comme telle, serait condamnée si elle ne passait avec succès le test de l’encéphalographe obligatoire pour tous les nouveau-nés  (1996 : 7)

Comme le montre Ria Cheyne, sa situation est naturalisée dès le début : c’est une fatalité qui rend acceptable le choix donné aux parents, après avoir reçu les résultats « tout à fait favorables, plus même qu’on ne l’espérait » (1996 : 7), entre l’euthanasier ou la confier aux institutions publiques. Une fois sa carapace acquise, Helva quitte sa situation de handicap (chose) pour un autre statut toujours « non-humain » (cerveau d’astronef). Ainsi, on peut parler de « validisme » (compulsory able-bodiedness) dans la mesure où nos schémas de narration – les figures que nous partageons et qui nous permettent de raconter des histoires – écartent systématiquement le vécu des personnes en situation de handicap comme tels. Dans le récit, le handicap est pensé comme une tragédie à dépasser (dans les premiers mois de sa vie « elle se comporta comme n’importe quel bébé de son âge » ; 1996 : 7). De la même manière que les « handicapés » (catégorisés comme tels) sont pensés suivant leur improductivité économique, le comportement de Helva est souligné comme exemplaire (1996 : 22), « l’infirme qui dépasse ses conditions » et accroît l’ostracisation des autres (Cheyne 2013 : 142). L’écriture de McCaffrey peut aussi être analysée dans son contexte historique états-unien, entre les années 1950, ses angoisses de « guerre froide » et de sécurité, et l’activisme naissant des années 1960. Le vaisseau libre et autonome est dangereux et doit être contenu par un « muscle », un humain « normal » (Cheyne 2013 : 149-150), dramatisé par le dilemme de fin où privée de partenaire, elle est livrée à elle même, déchirée entre son conditionnement et une fuite aux accents de suicide (1996 : 30-31).

L’enjeu n’est pas de diminuer la diversité des thèmes abordés par la série de McCaffrey. Dans la mesure où son récit précède l’apparition dans l’espace public américain du mouvement pour les droits des personnes handicapées, on y observe des pistes intéressantes de subjectivation de cyborg, notamment dans la reconnaissance obtenue à travers la curiosité réciproque ou le partage des sentiments humains (1996 : 21 et 24). Nuancer le point de départ retenu par Haraway dans le Manifeste, permet de souligner l’intérêt de joindre à une « écriture cyborg », une « lecture cyborg » en mesure d’actualiser les possibles ouverts par les textes. Il s’agit ici d’éviter la réduction du « handicap » à une propriété du corps et montrer que celui-ci repose sur un état complexe, créé et influencé par de nombreux facteurs (croyance, attitudes, environnements, corps individuels) actualisés dans les interactions entre le corps et l’environnement socialement conçu, la façon dont il se conforme ou pas aux attentes de capacité ou de normalité (Cheyne 2013 : 141).

Construire la cyborg

L’exemple précédent rend apparent la place de nos représentations dans la production du sujet et la difficulté d’imaginer d’autres façons de vivre ces situations. On peut aborder différemment cette question dans la mise en récit de la transgression et de la reproduction de cette norme.

Kuttner et C. L. Moore

« No Woman Born » est une nouvelle publiée par C. L. Moore en décembre 1944 dans la revue Astounding dont la ligne éditoriale est alors tenue par John W. Campbell. Dans son essai sur les féminismes dans la science fiction, Helen Merrick en fait une œuvre qui participe à réintroduire des personnages féminins forts et complexes, ce qui établit un précédent dans la SF (2009 : 132).

Le sujet du récit est la comédienne mondialement connue Deirdre8 , décédée au cours d’un incendie de théâtre un an plus tôt, vantée pour sa grâce, tant corporelle que gestuelle. Le narrateur insiste sur son énergie et la « lumière » qui se dégageait de ses traits imparfaits mais charmants (1944 : 134-135). L’histoire est racontée du point de vue interne de son ancien manager John Harris et parfois de celui du scientifique Maltzer. Elle commence donc par une longue description par Harris de « Deirdre avant l’accident », alors qu’il s’apprête à rencontrer sa nouvelle forme reconstruite par Maltzer. Celle-ci est un corps humanoïde, métallique et doré, au sein duquel siège le cerveau, accueilli par une tête « ovoïde, lisse et finement modelée »9 . Malgré sa fierté, Maltzer se montre inquiet et juge avant même que nous « la voyons » qu’elle n’est pas prête pour que quiconque la voit (1944 : 136-139). Pendant la rencontre, Harris apprend que Deirdre a – contre « sa permission »10 – déjà prévu de retourner sur scène le soir même (1944 : 150). Si la représentation est un succès triomphal, cela n’apaise pas les doutes de Maltzer qui estime devoir l’arrêter, car la curiosité morbide et le rire des autres lui rappelleront sans cesse son « inhumanité » jusqu’à la rendre folle (1944 : 158-159). Il échoue à la convaincre et Deirdre part vivre momentanément à l’écart (1944 : 162-164). Le récit se termine sur une « confrontation » convoquée par Maltzer entre les protagonistes. Dans un monologue, il se compare au professeur Frankenstein et convaincu que sa créature ne pourra affronter le regard des autres, il décide de se suicider (1944 : 166).

Deirdre illustrée par Kramer pour Astounding (1944)

Moore, qui écrit pour un « pulp », un support conçu pour un lectorat masculin, construit subtilement Deirdre dans ce regard et le questionne implicitement. Avant même que lui soit donnée la parole, elle est longuement dépeinte par Harris comme un objet de consommation perdu et, malgré sa nouvelle forme, Maltzer la présente comme « tristement handicapée »11 (1944 : 153). Ce dernier est angoissé par sa responsabilité de créateur – l’indignité devant le public rejaillirait sur lui – au point que Deirdre lui rappelle qu’il n’a fait que la préserver (1944 : 168). Pour Maltzer, la source de son ancien charme se trouvait dans ses sentiments, or « l’un des plus fort stimuli d’une femme de sa trempe était sa conscience de la compétition sexuelle »12 . Il ne voit qu’une Deirdre angoissée, en quête d’approbation (masculine) dans le monde, condamnée à l’échec dans la lutte contre les autres femmes (1944 : 152 ; Stevenson 2007 : 90).

Dans la dernière partie du dénouement précédemment omise, Deirdre déjoue ces attentes : « elle n’était pas l’automate indifférent tel qu’il l’avait cru »13 (1944 : 168). En réalité dotée d’une puissance « surhumaine » dont elle ne mesure pas la limite, elle est moins anxieuse dans la recherche d’un partenaire mâle qui viendrait « combler un manque » que dans celle de trouver un égal pour communiquer :

“Je ne suis pas fragile Maltzer, vous n’avez plus à vous soucier de ça. Je ne suis ni vulnérable ni impuissante. Je ne suis pas sous-humaine”. Elle rit sèchement. “Je suppose, dit-elle, que je suis en quelque sorte surhumaine”
“Mais malheureuse”
“J’ai peur. Ce n’est pas du malheur Maltzer, c’est de la peur. Je ne veux pas m’éloigner autant de la race humaine. Je souhaite ne pas en arriver là. C’est pour ça que je vais retourner sur scène, pour rester en contact avec eux autant que je peux. Mais j’aimerais tant qu’il y en ait d’autres comme moi. Je suis… Je suis si seule, Maltzer”»13    (1944 : 176)

Une remarque de Moore – « l’habitant d’une maison peut imprimer sa personnalité sur les murs, mais subtilement, les murs aussi peuvent imprimer leur propre forme sur l’égo de l’homme »15 (1944 : 146) – invite à concevoir plus finement le vécu de Deirdre que celui projeté sur elle par les deux hommes. Son isolement et les injonctions contradictoires qu’elle reçoit, soulignent la construction de sa situation dans son environnement : ils la renvoient à leur conception d’avoir un corps normal en société, quand en montant sur scène, elle montre que ce n’est qu’une question d’adaptation. Sans sur-interpréter la nouvelle, on peut proposer un parallèle avec les débats sur les athlètes en situation de handicap qui « accèdent » aux jeux olympiques munis de prothèses. Cette « entrée par effraction sur le terrain sanctifié du corps parfait » rend saillants les critères qui définissent le corps normal (Reeve 2012 : 103). Le récit suggère une matérialité du handicap (les croyances et pratiques sous-jacentes à l’usage des technologies comme la durée de vie, le regard des autres, les encombrements au quotidien ; Reeve, 2012 : 96) et évite la pure célébration technophile.

Enfin, le rôle de comédienne de Deirdre et sa prestation évoquent l’idée de féminité comme masque – expression de Joan Rivière – entendue comme représentation (théâtrale) de la femme qui cache sa possession de traits masculins pour éviter des représailles (Hollinger 1999 : 28). C’est particulièrement visible quand l’imitation de son « ancien » rire rauque l’humanise aux yeux des spectateurs (1994 : 157) ou quand Harris fait remarquer en l’observant : « Le masque [sa tête ovoïde] représentait assez bien la femme dedans. C’était énigmatique, vous ne saviez pas si son regard inquisiteur était sur vous ou complètement ailleurs »16 (1944 : 140). On peut, suivant Judith Butler, définir le genre comme une « identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes […] la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et styles corporels donnent l’illusion d’un soi genré durable » (2006 : 265). La performance féminine de Deirdre est si convaincante qu’elle crée un décalage et révèle le jeu – par exemple en se saisissant d’une cigarette comme si elle allait fumer alors qu’elle est un automate (1944 : 169). L’excès révèle qu’il n’y a pas d’idéal du genre (ou d’humanité) qu’on pourrait incarner mais seulement des imitations (2006 : 262). Si le récit de Moore ne discute pas le cadre hétérosexuel (Hollinger 1999 : 30-31), une lecture cyborg retranscrit ce geste transgressif et précurseur et décrit l’exclusion produite par les catégorisations ordinaires.

Vendre la cyborg

Les autrices de SF occupent une place particulière dans un milieu soumis à des impératifs économiques forts et dominé par les stéréotypes masculins, aux croisements des récits de science et de fiction, sur le front des batailles entre déterminismes biologiques et technologiques. L’une des propositions de Haraway consiste justement à concevoir grâce à la cyborg, la place des femmes – et des minorités – dans le « circuit intégré ». Elle propose à la fois de penser la structuration de la vie des femmes avec les développements des nouvelles technologies : les conséquences sur la famille (charge des enfants, standardisation de la famille nucléaire, perte du revenu de l’homme au chômage, déclin de l’État-providence) et l’exploitation de cette situation. Un travail « féminisé » c’est un emploi vulnérable et délocalisable, concurrencé par l’exploitation dans d’autres pays, du travail de femmes encore moins rémunéré (Haraway 1991 : 166).

« The Girl Who Was Plugged In » est une nouvelle publiée par Alice Sheldon17 sous le pseudonyme de James Tiptree, Jr. en 1973, primée par le Hugo du meilleur roman court en 1974. Exploitant un style et des thématiques cyberpunk avant son avènement18 , son existence relativise l’originalité subversive de ce courant19 . Pour Merrick, Tiptree conçoit un « cyborg problématique » à l’opposé de la « romance cybernétique » de McCaffrey (2009 : 213).

Le lecteur est immédiatement harangué par un narrateur (supposé masculin) : « Écoutez, zombie. Croyez moi… »20 (1973 : 1)21 . Il décrit une dystopie capitaliste où il n’existe aucune publicité commerciale. Celle-ci est régulée depuis la « Loi sur le Colportage », et ne peut figurer que sur le produit, pendant son usage immédiat ou sa vente au détail (1973 : 7). Dans un monde où les spectateurs sont « englués » à leurs « programmes par holocaméras »22 (équivalents des spectacles télévisés), les corporations se servent des « idoles » comme d’appâts auxquels ont peut faire porter, ou placer à leur proximité, des marchandises (1973 : 12 et 8-9). La nouvelle raconte l’histoire de Philadelphia Burke (P. Burke), une femme « difforme » et « affreusement laide » (1973 : 2) qui, de désespoir après avoir essayé de rencontrer une de ces personnalités, tente de se suicider mais échoue (1973 : 3). Elle est alors recrutée par une corporation qui lui offre de rencontrer ses « stars » en échange de « sa disparation légale » (1973 : 4). On lui propose d’être incorporée à un système cybernétique qui dirige à distance le corps « sans âme » d’une idole – les marques préférant utiliser des « corps sans cerveaux » pour garder la main sur leurs « actifs » (1973 : 5-6). Son « nouveau » corps est nommé Delphi.

Maintenant, mettons les choses au clair. P. Burke n’a pas l’impression que son cerveau est dans le sauna, elle sent qu’elle est dans ce petit corps chaleureux. Quand vous vous lavez les mains, avez vous le sentiment que l’eau dégouline sur votre cerveau ? Bien sûr que non » 23    (1973 : 6)

Le récit bascule quand un jeune artiste idéaliste, Paul Isham, tombe amoureux de Delphi. Burke d’abord honteuse, se découvre dans l’idylle (1973 : 20) au point de négliger son « autre » corps connecté au système : « P. Burke n’a jamais vu Paul. Delphi voit Paul. Le fait est que P. Burke n’a plus vraiment conscience d’exister en parallèle de Delphi »24 (1973 : 22). Lorsqu’il découvre l’implant, Paul est persuadé que Delphi est surveillée, soumise au contrôle de la corporation : « un esclave câblé »25 (1973 : 24) et met au point un plan pour la libérer – sans se douter que son « véritable » cerveau « est ailleurs ». P. Burke se convainc que Paul va la libérer : « Le paradis s’épelle P-a-u-l mais l’idée est la même. Je vais mourir et renaître en Delphi »26 (1973 : 25). Quand Paul s’introduit dans le laboratoire et tombe alors nez-à-nez avec P. Burke, il la repousse violemment sans la reconnaître, pour débrancher les connexions. Le choc la tue et, par voie de conséquence, Delphi aussi (1973 : 29). Cette dernière est recyclée et mise sous le contrôle d’un autre opérateur (1973 : 31).

Alice B. Sheldon par Patti Perret pour l'édition SFC de The Starry Rift (1986)

On peut distinguer trois niveaux de lecture dans ce récit : un jeu de décodage entre l’écrivaine et la réception (a), une critique sociale qui déjoue rétrospectivement la posture cyberpunk (c) et une perspective originale de subjectivation (c).

Heater J. Hicks compare la posture de P. Burke à celle de Alice Sheldon (la créature invisible sous nos yeux) et le pseudonyme « Tiptree » à l’idole Delphi (la fille au corps parfait). Le pseudonyme à consonance masculine, comme pour « C.L. Moore »27 , rappelle que la réussite dans un champ aussi codifié et économiquement déterminé que la SF dépend en partie du genre28 (Hicks, 1996 : 73). Représentative des « autrices invisibles » de la SF, on peut interpréter la confrontation finale entre P. Burke et Paul, comme une métaphore de l’anxiété de Sheldon face à l’éventuel rejet par le public si son identité devait être révélée. Par ailleurs, l’absence de connaissance de son genre peut affecter les lecteurs qui voient dans les croyances des personnages la misogynie de « l’auteur » (Stevenson, 2007 : 103). L’histoire est racontée par un homme (l’auteur) via un homme (le narrateur) pour un homme (le lecteur modèle29 ), le récit piège notre identification (surtout si on est un lecteur masculin) et questionne notre propre ontologie sociale (la façon dont on se représente ce qui est dans notre culture). Le narrateur ironise sur ce lecteur en l’accusant ne pas s’intéresser à P. Burke lors lorsqu’elle tente de se suicider – « Ce qui t’intéresse, c’est plutôt la ville ? C’est si ordinaire après tout, dans le FUTUR »30 (1973 : 2) – ou d’avoir des attentes naïves – « Tu pensais que ce serait Cendrillon transistorisée ? »31 (1973 : 4 ; Stevenson, 2007 : 96-97).

Le narrateur accentue l’écart entre les descriptions de P. Burke : « la fille baraquée », « carcasse pompée », « chose malformée »… et celle de Delphi « une vraie fille vivante avec son cerveau dans un lieu inhabituel », « quatre-vingt neuf livres de chair féminine délicate »32 . Ainsi, l’écart est souligné entre le corps « improductif que la société ne veut pas voir » et le corps esthétique, qui attire le regard et génère de la plus-value. Tiptree évite l’écueil de la « politique du cyberpunk » dont le récit de lutte entre un héros masculin solitaire et un système corporatiste rigide se transforme en célébration du « cowboy de l’ère Reagan » et de l’esprit d’entreprise, désillusionné mais acceptant les règles du jeu économique (Nixon 1992) et réactionnaire dans les rapports de sexes (Cadora 1995). Elle contourne aussi la tentation de dépassement du corps dans l’informatique, qui réifie l’expérience de l’homme blanc – universellement traductible et détachée de tout vécu corporel (Hollinger 1990 ; Holden 1999). Cette transcendance dans une expérience de sujet neutre et transparent se présente comme une évidence pour l’écrivain dont le statut social représente la norme (il n’est jamais soumis au regard du dominant, objectivé pour ses attributs corporels, ses habits, sa conduite, etc). Tiptree au contraire, présente un corps qui compte tant économiquement qu’il devient inhabitable (Delphi) et un corps qui compte si peu qu’il devient invisible (P. Burke). En liant aussi étroitement le corps-Delphi et l’esprit-Burke (Hollinger 1999 : 31), elle insiste sur la dimension corporelle de la subjectivation (les murs aussi peuvent imprimer leur forme sur l’égo). Par là, nous obtenons une illustration de ce que Haraway appelle « informatiques de la domination » : des situations féminines exploitées et intégrées dans un système de production globalisé (1991 : 163).

Si le corps de Deirdre exagérait sa performance, Delphi semble plutôt présenter un témoignage de la pression sur les femmes à répliquer l’idéal de la féminité (Hollinger, 1999 : 29 et 32) – être reconnue comme femme pour exister comme sujet et survivre en produisant – et celle exercée sur les personnes en situation de handicap à dépasser leur « condition » par tous les moyens possibles ou disparaître33 . Il ne s’agit pas d’une tragédie où P. Burke – « aussi loin qu’il est possible d’être de la féminité »34 (1973 : 11) – se perdrait en se prenant pour Dephi. Le genre ne correspond pas à un être mais à un acte, une performance qui donne l’apparence et produit le genre (Butler 2006 : 265-266). P. Burke est reconnue comme une femme dès qu’elle apparaît avec le corps de Delphi. Sa transformation n’est pas une « renaissance » mais un masque qui change le réseau social dans lequel elle est insérée : ses traits corporels et son comportement sont acceptés comme ceux d’une femme (et elle participe comme telle à produire cette identité).

Le texte ne présente pas à proprement parler de subjectivation hors des normes de validité ou d’hétérosexualité mais comme Moore, Tiptree donne une consistance au vécu de la cyborg en montrant au lecteur ce ce que c’est d’être soi hors des normes dominantes, de se trouver prisonnier de son corps en raison de son exclusion du monde social. Pourtant, ce n’est pas sans espoir car c’est aussi le récit d’un personnage qui a l’opportunité, une fois dans sa vie, de ressentir émotionnellement et de s’engager dans des interactions réelles.

Comment recycler ce manuel ?

Nous avons vu les contours que peut avoir une lecture cyborg rétrospective. Ces quelques propositions ont servi à démêler les situations en prenant en compte l’environnement pour réfuter une essentialisation – « ça relèverait de la nature donc ce serait une fatalité » – sans ignorer la matérialité – « ce que ça fait de vivre avec une prothèse » – et la construction des catégories qui discriminent les individus et les corps, tant chez les protagonistes que dans le regard du lecteur. Critiques de l’utopie, qui risque constamment de déverser dans l’imaginaire les rapports du présent ou de renforcer l’impuissance en présentant une destination trop lointaine, l’écriture et la lecture cyborg se caractérisent par le tissage permanent de l’actuel et du possible, des environnements imaginés et des corps vécus, une transgression des normes qui n’oublie pas ce que ça fait de vivre cette transgression.

Ce dossier ne propose pas une « sélection modèle » et on peut déjà identifier des limites à celle qui est exposée. Les textes présentés visent tous un public d’hommes et contribuent implicitement à prolonger le récit qui lie la technologie et la science au « masculin » (et rend invisible les autres participations) en présentant toujours celles-ci comme produits de l’invention des hommes. Ce corpus est plutôt une invitation à se saisir de nouveaux matériaux pour continuer à expérimenter. Il est vain d’espérer une science fiction critique sans lecteurs et lectrices critiques.

Bibliographie

Broderick, Damien. 2017 [1992]. « Reading SF as a mega-text », in. Rob Latham Science Fiction Criticism : An Anthology of Essential Writings, New York/Londres : Bloomsbury Publishing Plc, pp.139‑148.

Butler, Judith. 2006 [1990]. Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, Paris : La Découverte.

Cadora, Karen. 1995. « Feminist Cyberpunk », Science Fiction Studies, 22 (3), pp. 357‑72.

Cheyne, Ria. 2013. « “She was born a thing”: Disability, the Cyborg and the Posthuman in Anne McCaffrey’s The Ship Who Sang », Journal of Modern Literature, 36 (3), pp. 138‑156.

Clynes, Manfred E. et Nathan S. Kline. 1960. « Cyborgs and space », Astronautics, 14 (9), pp. 26‑27 et 74-76.

Eco, Umberto. 1979. Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou La coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris : Grasset&Fasquelle, 1979.

Gomoll, Jeanne. 1986 « An Open Letter to Joanna Russ », Aurora, 10 (1), pp. 7-10

Haraway, Donna Jeanne. 1991 [1985]. « A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century », in. Simians, Cyborgs, and Women. The Reinvention of Nature, New York/Oxon : Routledge, pp. 149-181.

Hicks, Heather J. 1996. « “Whatever It Is That She’s since Become”: Writing Bodies of Text and Bodies of Women in James Tiptree, Jr.’s “The Girl Who Was Plugged in” and William Gibson’s “The Winter Market” », Contemporary Literature, 37 (1), pp. 62‑93.

Holden. Rebecca. 1999. « Of synners and brainworms: feminism on the wire », in. Helen Merrick et Tess Williams. Women of Other Worlds. Excursions Through Science Fiction and Feminism, Melbourne : Benchmark Publications Management, pp. 210-227.

Hollinger, Veronica. 1990. « Cybernetic Deconstructions: Cyberpunk and Postmodernism », Mosaic: A Journal for the Interdisciplinary Study of Literature, 23 (2), pp. 29‑44.

Hollinger, Veronica. 1999. « (Re)reading Queerly: Science Fiction, Feminism, and the Defamiliarization of Gender », Science Fiction Studies, 26 (1), pp. 23‑40.

Hoquet, Thierry. 2011. Cyborg Philosophie. Penser contre les dualismes, Paris : Éditions du Seuil.

Larue, ïan. 2018. Libère-toi cyborg ! Le pouvoir transformateur de la science-fiction féministe, Paris : Éditions Cambourakis.

Le Guin, Ursula. 1989. The Wind’s Twelve Quarters, Londres : VGSF.

McCaffrey, Anne. 1996 [1961]. « Le vaisseau qui chantait » traduit de l’anglais par Élisabeth Gille in. Le vaisseau qui chantait, Paris : Pocket, pp. 7-32.

Merrick, Helen. 2009. The Secret Feminist Cabal: A Cultural History of Science Fiction Feminisms, Seattle : Aqueduct Press.

Moore, Catherine Lucille. 1944. « No Woman Born », Astounding Science-Fiction, 34 (4), pp. 134-177.

Nixon, Nicola. 1992. « Cyberpunk: Preparing the Ground for Revolution or Keeping the Boys Satisfied? », Science Fiction Studies, 19 (2), pp. 219‑235.

Pearson, Wendy. 2017 [1999]. « Alien cryptographies: The view from queer », in. Rob Latham, Science Fiction Criticism : An Anthology of Essential Writings, New York/Londres : Bloomsbury Publishing Plc., pp. 246‑267.

Reeve, Donna. 2012. « Cyborgs, Cripples and ICrip: Reflections on the Contribution of Haraway to Disability Studies », in. Disability and Social Theory: New Developments and Directions, édité par D. Goodley, B. Hughes, et L. Davis, Londres : Palgrave Macmillan, pp. 91‑111.

Revel, Judith. 2009. Le vocabulaire de Foucault, Paris : Ellipses.

SFE [Science Fiction Encyclopedia]. 2021. « Themes: Cyberpunk ».

Stevenson, Melissa Colleen. 2007. « Trying to Plug In: Posthuman Cyborgs and the Search for Connection », Science Fiction Studies, 34 (1), pp. 87‑105.

Suvin, Darko. 2017 [1972]. « On the poetics of the science fiction genre », in. Rob Latham, Science Fiction Criticism : An Anthology of Essential Writings, New York/Londres : Bloomsbury Publishing Plc, pp. 116‑127.

Tatsumi, Takayuki. 1988. « Some Real Mothers: An Interview with Samuel Delany », Science Fiction Eye, 3, pp. 5-11

Tipree Jr., James [Alice Bradley Sheldon]. 1973. « The Girl Who Was Plugged In » [en ligne].


Notes

1. Catherine Vincent. « Donna Haraway : ‘Avec le terme chthulucène, je voulais que l’oreille entende le son des terrestres’ », Le Monde, 2019.
2. Le féminin pour « cyborg » est ici privilégié – comme ïan Larue par exemple – afin de distinguer le jeu polysémique que Haraway fait du concept, de l’usage courant centré sur les prothèses et la dimension « technique ».
3. Adapter l’homme à son environnement (donc concevoir un organisme plastique et évolutif) n’est pas une évidence historique comme le montre Thierry Hoquet qui propose une brève généalogie de la cyborg (2011 : 22-29).
4. Elle cite « dans le texte » : Joanna Russ, Samuel R. Delany, John Varley, James Tiptree, Jr., Octavia Butler, Monique Wittig (classée aux États-Unis dans la SF) et Vonda McIntyre. Elle donne des exemples de livres en note de bas de page ainsi que les noms de Anne McCaffrey et Suzy McKee Charnas (1991 : 173 et 247). Au-delà de la mention incontournable au Manifeste dans la « fiche » des ouvrages listés, on peut évoquer des effets sur la réception. Il semble que de nombreux lecteurs et lectrices (au moins dans le champ académique) ont, comme Helen Merrick qui a par la suite publié sur le sujet (2009 : IV), et moi-même pendant ma scolarité, découvert la SF féministe à travers la « liste H ».
5. Dans The Magazine of Fantasy & Science Fiction, 20(4), pp. 35-51.
6. Sur cette question, on peut mentionner l’article de Lisa Yaszek : « The Women History Doesn’t See » publié dans Extrapolation (volume 45 numéro 1) en 2004.
7. Lors d’un entretien, McCaffrey affirme que le texte est « apprécié par les handicapés qui voient dans Helva une façon de surmonter leurs problèmes physiques en étant un vaisseau spatial ». On comprend alors mieux ses intentions tout en identifiant les présupposés plus généraux sur les situations de handicap (Cheyne 2013 : 139-140).
8. Le nom est tiré de la mythologie irlandaise du cycle d’Ulster, des extraits du poème « Deirdre of the Sorrow » de James Stephen sont cités par le narrateur principal.
9. « a smooth, delicately modeled ovoid for her head ».
10. « But he’ll have to give his per- mission too, won’t he? I mean — ” “Now look, John! That’s an- other idea you and Maltzer will have to get out of your minds. I don’t belong to him. In a way he’s just been my doctor through a long illness, but I’m free to discharge him whenever I choose » (1944 : 150).
11. « pitifully handicapped ».
12. « One of the strongest stimuli to a woman of her type was the knowledge of sex competition ».
13. « She was not the indifferent automaton he had thought ».
14. « “I’m not weak, Maltzer. You needn’t let that thought bother you any more. I’m not vulnerable and helpless. I’m not sub-human.” She laughed dryly. “I suppose,” she said, “that I ’m — superhuman . ’ ’“But — not happy.” “I’m afraid. It isn’t unhappiness, Maltzer — it’s fear. I don’t want to draw so far away from the human race. I wish I needn’t. That’s why I’m going back on the stage — to keep in touch with them while I can. But I wish there could be others like me. I’m… I’m lonely, Maltzer.” ».
15. « A dweller in a house may impress his personality upon the walls, but subtly the walls too, may impress their own shape upon the ego of the man ».
16. « The mask was symbol enough for the woman within. It was enigmatic; you did not know if her gaze was on you searchingly, or wholly withdrawn »
17. Dans l’anthologie de Robert Silverberg : New Dimension 3, New York : Nelson Doubleday, pp. 60-97.
18. Le terme apparaît pour la première fois en 1980 dans une nouvelle de Bruce Bethke. Il est repris en 1983 par Gardner Dozois pour désigner un groupe d’écrivains rassemblés autour de Bruce Sterling et du fanzine Cheap Truth (SFE, 2021). Le style et le propos critique de la nouvelle de Tiptree évoquent « Pretty Boy Crossover » de Pat Cadigan (1986), une des rares écrivaines rattachées au cyberpunk.
19. Sterling s’illustre dans ses préfaces vindicatives aux recueils Mirrorshades: The Cyberpunk Anthology (1986) et Burning Chrome (1987), où il prône le renouveau cyberpunk (en se revendiquant de J. G. Ballard notamment) et rejette la SF des années 1970, son « marasme » et son « ennuyeuse » « contre-culture de la Terre-mère ». Il reçoit les réponses connues de Jeanne Gomoll, qui l’accuse de disqualifier une décade d’augmentation et de visibilité des femmes dans la SF (1986 : 7-10), et de Samuel R. Delany qui souligne l’influence des écrivaines de cette période sur le contenu du cyberpunk (Tatsumi 1988 : 5-11).
20. « Listen, zombie. Believe me. What I could tell you—you with your silly hands leaking sweat on your growth-stocks portfolio… ».
21. Les pages ne réfèrent pas à l’original mais à une version disponible en ligne : voir la bibliographie.
22. « a world where advertising is banned and fifteen billion consumers are glued to their holocam shows ».
23. « Now let’s get one thing clear. P. Burke does not feel her brain is in the sauna room, she feels she’s in that sweet little body. When you wash your hands, do you feel the water is running on your brain? Of course not »
24. « P. Burke has never seen Paul. Delphi sees Paul. The fact is, P. Burke can no longer clearly recall that she exists apart from Delphi ».
25. « a wired-up slave ».
26. « Heaven is spelled P-a-u-1, but the idea’s the same. I will die and be born again in Delphi ».
27. Les cas sont nombreux dans la SF. Concernant les pré-conceptions de la communauté on peut mentionner Lee Hoffman qui publie le fanzine Quandry (1950-1953), prise pour un homme du fait de son prénom et malgré des indices évidents, ce qui crée la surprise lorsqu’elle apparaît en convention (Merrick, 2009 : 81). On peut aussi évoquer les contraintes éditoriales comme pour « Nine Lives » publiée dans Playboy en 1968 sous le nom « U. K. Le Guin ». Ursula Le Guin considère par la suite avoir été victime d’une atteinte sexiste (sexual prejudice) comme écrivaine de SF à cette occasion (1989 : 129-130).
28. C’est loin d’être la seule raison dans le cas de Sheldon qui craignait aussi pour sa réputation de professeure d’université et appréciait cette « espace privé ».
29. De nombreux indices au sein du texte construisent un certain « lecteur modèle » – c’est-à-dire une personne capable de coopérer à actualiser textuellement et interpréter de la façon dont l’auteur a écrit en choisissant des références, une certaine compétences de lecture, un patrimoine stylistique, etc (Eco 1979 : 67-69) – qui correspond au fan de SF masculin (Stevenson 2007 : 96).
30. « But you’re curious about the city? So ordinary after all, in the FUTURE? »
31. « You thought this was Cinderella transistorized?
32. Dans l’ordre : « girl-brute », « pumped-out bulk », « ill-shaped thing », « real live girl with her brain in an unusual place » et « eighty-nine pounds of tender girl flesh ».
33. Ce qui rappelle aussi que le développement des prothèses (et de la technologie) est d’abord le produit des forces du marché et des intérêts des dominants, déterminé par les hiérarchies culturelles sur la valeur des divers handicaps et souvent inadapté au quotidien des personnes en situation de handicap (Reeve 2012 : 95).
34. « Look. P. Burke is about as far as you can get from the concept girl », le narrateur continue en exprimant qu’elle est bien une femme, pour preuve son sexe qui renvoi pour elle à des viols.