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Se libérer du passé et choisir : Le Silence de la Cité d’Élisabeth Vonarburg (1981)

« Selva oublie seulement une chose : jusqu’à présent ni Lisbeï ni Tula n’ont jamais été tellement d’accord avec la façon dont on a voulu arranger leur vie »1

Introduction

Les « féminismes dans la SF » recouvrent une gamme hétérogène d’engagements allant de l’égalité entre les sexes à des préoccupations de justice sociale au sens large. C’est une étiquette difficile à manier qui risque de faire perdre de vue les multiples intentions parfois contradictoires qui parcourent un même acte d’écriture. Dans ce carnet, nous prêtons attention aux « appropriations ordinaires » des idées féministes en les distinguant des utilisations académiques. Quand les secondes se présentent comme des contributions à un édifice théorique collectif, les premières sont animées par les bricolages et négociations individuelles quotidiennes au sein des différents univers sociaux. Elles n’en font pas moins système et c’est à ce titre que nous les étudions.

Publié en 1981 aux Éditions Denoël, Le Silence de la Cité est présenté comme le premier roman féministe de la science-fiction (SF) québécoise. Son autrice, Élisabeth Vonarburg, est elle-même une de ses représentantes de premier plan, impliquée dans la communauté à travers sa participation régulière au fanzine québecois Requiem (aujourd’hui la revue Solaris) duquel elle reçoit le prix Dagon en 1980 pour son recueil de nouvelles L’Œil de la nuit. Le Silence de la Cité est initialement prévu au sein d’une trilogie dont la « suite », Chroniques du Pays des Mères, est publié douze ans après. Écrivant notamment contre le roman Alph de Charles Maines – qui tourne en ridicule une utopie féministe –, l’autrice s’inscrit dans une tradition de la SF dite de « bataille entre les sexes » : des récits qui portent explicitement sur les relations femmes/hommes, allant du renversement des rôles au matriarcat-ruche en passant par la parthénogenèse. Malgré ses intentions souvent antiféministes ou tièdement égalitaires, ce sous-genre littéraire conduit ses auteurs à aborder de façon didactique la construction sociale des genres2 . Nous allons ici voir comment ce dialogue sert de levier à Vonarburg pour avancer un message sur « ce qui doit être fait avec le monde tel qu’il nous a été transmis », un dilemme moral générationnel, entre laisser faire ou guider ceux et celles qui viennent, entre conserver ou s’émanciper de l’héritage de ceux et celles qui ont été.

I. Résumé

Le Silence de la cité se déroule dans un monde post-apocalyptique. Les survivants sont dispersés dans les terres désolées (Mauterres) au sein de ce qui s’apparente à une société médiévale, ou réfugiés dans des cités high tech coupées de l’extérieur. Après plusieurs siècles, il n’y reste qu’une poignée de vieillards décadents, disparaissant progressivement malgré la robotisation et leur durée de vie prolongée.

Le roman est découpé en trois parties3 . La première, localisée entièrement dans une cité, suit de la naissance à l’adolescence, la vie d’Élisa, produit des expériences de Paul. Ce dernier cherche à recréer une humanité parfaite et à contrebalancer une maladie génétique causant le déclin rapide de la population masculine, en créant des corps capables de changer de forme et donc de sexe. Dans la seconde partie, sa création, Élisa, fuit la cité et explore les Mauterres sous la forme d’un homme nommé Hanse accompagné d’un robot-humanoïde (ommach) appelé Ostrer, dont la conscience est un programme répliquant celle d’un ancien habitant de la cité. Dans la troisième section enfin, Élisa, de retour dans la cité, reprend le rêve de Paul et utilise la technologie pour donner naissance à plusieurs dizaines d’enfants et les disséminer dans les Mauterres. Elle mise sur leur code génétique modifié et l’empathie née de leur capacité de changement de sexe pour résoudre le déséquilibre entre les sexes et défaire les hiérarchies de genres. Ce plan se heurte aux évolutions politiques entraînées par son propre passage dans ces contrées, où un groupe de femmes séparatistes dirigées par le personnage de Judith est entré en guerre contre les autres villages. On peut comparer cette structure narrative aux catégories proposées par Vonarburg dans un article de 1977 pour catégoriser les différents ouvrages de SF écrits par des femmes. Cette progression-résolution va de :

  • la dénégation masculine : un récit centré sur un héros masculin ;
  • la « revendication virile » où on suit une héroïne présentant l’archétype du héros masculin – ici un individu né femme et changé en homme qui va jusqu’à mener une guerre –, puis la « revendication féminine » par exemple la rencontre de Judith qui affirme sa féminité jusqu’à retourner le stéréotype sur les hommes ;
  • Enfin, l’« intégration bisexuelle […] où certaines autoresses rejoignent certains auteurs dans la description apaisée et lucide d’hommes et femmes entiers, au-delà des stéréotypes (pourvus de rationalité et d’irrationalité, de force et de sensibilité, etc) »4 .

II. Les rapports de sexe-genre au second plan

« Élisa sourit : “Petit garçon ou petit fille, ce sera toujours toi, Abra, comme les autres seront toujours Arella, et Andra, et Aria… Vous êtes vous, dans n’importe quel corps […] Tu sais Abram, tu es très jolie aussi en petite fille.” Elle redevient sérieuse : “Fille ou garçon, c’est la même chose […]” —Mais pourquoi il faut qu’on change demande Carla d’une voix un peu plaintive »5 .

Les récits de batailles des sexes se heurtent aux catégories de genre qui imprègnent notre langage. Parmi les exemples célèbres se trouve La main gauche de la nuit (1969) d’Ursula Le Guin, qui présente des personnages androgynes – asexués et adoptant un sexe à l’occasion de cycles – tout en gardant l’usage du masculin générique6 . Elle est ainsi conduite à attribuer le genre masculin à l’ensemble des personnages ce à quoi l’auteur Samuel R. Delany répond en proposant dans son roman Triton un système social permettant de changer facilement de sexe physiologique en correspondance au genre choisi. Vonarburg semble résoudre ce dilemme de la même manière en présentant des personnages allant d’un sexe à l’autre et s’identifiant à un genre de façon prolongée. Cela lui permet d’explorer le thème classique de la perpétuation de l’identité subjective au cours des variations physiologiques7 , par exemple le plan d’Élisa qui mise sur l’empathie acquise par ses enfants lors de l’expérience obligée des deux états.

C’est aussi à ce niveau que le récit diverge des autres « dystopies féministes »8 de la période – The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood (1985), Benefits de Zoë Fairbairns (1979) ou encore Native Tongue de Suzette Haden Elgin (1984) – axées sur le contrôle des femmes à un moment de regain des discours alarmistes sur le déclin national des naissances. De son côté, Vonarburg se sert du thème pour avancer un autre argument sur l’héritage génétique et idéologique.

III. Une question de choix

« Elle a été un pion dans son jeu. Comme elle l’a été dans le jeu compliqué de Sibylle avec (contre?) Paul […] Et se rappeler sans cesse que toutes les raisons coexistent, et que Desprats l’a aimée/l’a utilisée/l’utilise, comme Sibylle et Paul l’ont utilisée tout en l’aimant, peut-être ? »9 .

Élisa apparaît comme un navire tourmenté par des vents contraires. Elle est hantée par les volontés cachées, le sacrifice de l’intelligence artificielle Sibylle, les manigances de Paul, le robot humanoïde reproduisant la conscience de Richard Desprat. On peut comparer cette situation à la psychohistoire du savant Hari Seldon dans le Cycle de Fondation d’Isaac Asimov, une science prédictive qui calcule l’effondrement de l’empire galactique. L’histoire du futur est ponctuée par les apparitions holographiques de Seldon, confirmant aux descendants de l’organisation qu’il a mise en place, la poursuite de ses plans pour ramener la paix… jusqu’au moment où, par l’intervention de personnages imprévus ou d’organisations tierces, ces prédictions s’écartent ou correspondent trop parfaitement à la réalité. C’est ce même désir de prescience totalisante poursuivi par des personnages masculins s’imaginant contrôler tous les paramètres que met en scène Le Silence de la Cité. Pourtant, cette maîtrise des êtres et des choses par la connaissance (ici génétique) de Paul se trouve mise à mal lorsque sa créature refuse de rester le simple objet passif et ignorant de ses plans.

« Des centaines d’embryons sacrifiés, des dizaines de femmes vouées à une vie misérable à cause de leur stérilité, mises à mort parfois, après leur disparition et leur retour inexplicable ? Mais ce n’est pas la faute de Paul si les barbares… sont des barbares »10 .

Paul traite la nature, le dehors dépourvu de civilisation, comme une matière inerte pour ses expériences. C’est de cet héritage que se libère Élisa en renonçant à sa technologie. Ici, Vonarburg se distingue du post-apocalyptique classique et de la dystopie masculine, mettant en scène un héros autonome à la Mad Max ou The Boy and his Dog, solitaire et ne dépendant de personne, dans un monde vide et désolé (vierge) à conquérir ou explorer (à déflorer).

IV. Une éthique féministe ambiguë

Élisa conserve d’abord la forme du projet de Paul en détournant ses outils génétiques au service de l’émancipation. Toutefois, ses plans rencontrent le même obstacle à travers ses propres enfants qui expérimentent avec leur changement corporel, s’initient à la sexualité et à l’homosexualité – contre ses projets de reproduction – et questionnent ses motivations (changer de sexe, se passer de la technologie, explorer le dehors). La situation dérive jusqu’à la fuite vers les Mauterres d’Abram, le premier né d’Élisa. La poursuite les conduit à Viételli, village évoqué dans la seconde partie du roman où Élisa avait contribué à l’effort de guerre contre un certain Malverde en acceptant la proposition d’une des habitantes, de laisser les femmes participer à la bataille.

« Elles peuvent certainement se battre avec autant d’énergie que les hommes, sinon autant d’habileté. Elles peuvent se faire massacrer aussi bien que les hommes ! […] Mais peut-être n’est-ce pas par pur esprit chevaleresque que les hommes de l’Extérieur ne laissent pas les femmes se battre. On n’arme pas des esclaves, ça leur donnerait des idées […] Dieu les a justement punies en les condamnant à produire beaucoup de filles qui seront esclaves »11 .

À la recherche de son fils, elle revient dans ce lieu désormais au centre d’une négociation entre le nouveau chef, Manilo, et son ancienne compagne, Judith, désormais à la tête d’une faction séparatiste de femmes inspirées par l’action passée d’Élisa. Judith12 est une guerrière radicale qui refuse tout compromis avec les hommes :

« —Manilo ? » Judith rit avec dédain : « Manilo n’est pas en position d’offrir quoi que ce soit. Aucun des chefs ne l’est. Il naît cinq femmes pour un homme, même si pour le moment il y a dix hommes pour une femme libre. Manilo a peur. Il sent de quel côté va le vent. Il essaie de nous amadouer en attendant de pouvoir nous écraser. C’est ce que je ferais à sa place…
—Mais il est de bonne foi, Judith ! Je le sais !
—De bonne foi ? J’espère tout de même qu’il n’est pas assez stupide pour le croire ! » Judith fait une moue, le visage durci : « C’est eux ou nous. Il n’y a pas de cohabitation pacifique possible »13 .

On décèle ici clairement la posture morale de Vonarburg, qu’elle explicite encore davantage lors d’un entretien où lui est posée la question de son rapport à l’utopie :

« Et Le Silence non plus [n’est pas une utopie] puisqu’y est critiquée la position initiale des utopistes – classiques et mâles tels que Paul, qui ne se définit jamais comme tel d’ailleurs, au contraire ! Mais la problématique est présentée dans sa pratique, bien sûr, laquelle expose la dystopie totalitaire fondamentale à toute utopie classique, tout comme au reste l’envers de la dystopie masculine, soit la position séparatiste-totalitaire aussi des Femmes Libres, est également décrite dans le roman. Et me voila coincée avec comme voix de l’auteure dans Le Silence un homme (Manilo, qui passe pour le défenseur du statu quo, alors que c’est un réformiste évolutionniste… comme moi) et une femme aliénée, Élisa »14 .

Les catégories de Vonarburg exposées au début présentent la dénégation masculine et la revendication virile de l’héroïne comme des étapes vers l’intégration bisexuelle, la représentation de personnages féminins et masculins complets, comme le plus haut degré de l’écriture féminine de SF. C’est une position assez simpliste qui réduit le séparatisme féministe à un extrémisme misandre, un palier nécessaire mais insuffisant vers l’émancipation. Cette posture vient notamment de sa façon – assez dépolitisée – d’opposer écriture masculiniste et réponse féministe et de les réduire à une valorisation des genres : il y a une écriture masculine dominante et une SF féminine plus ou moins développée. Un écueil serait de s’en tenir à ce constat à partir d’une question qui amène Vonarburg à positionner sa fiction face à des théories et des expériences militantes féministes. Pour revenir à son récit, celui-ci se clôt sur un personnage d’Élisa apaisé, renonçant à ses plans pour laisser l’avenir être écrit par ses enfants.

« Le Projet. Tout cela se résoudra. Comment ? Elle n’en sait rien, mais elle n’en est pas inquiète. Les enfants décideront – et les Sesti, et les nouvelles venues […] Et je n’ai pas à répondre de leurs actes. Les miens me suffisent »15 .

Couverture du numéro spécial de Femspec sur Vonarburg

Le développement d’un personnage complet, ayant pu changer de sexe et de corps, revenir sur ses erreurs et se sensibiliser au monde, à ses habitants et au maillage de leurs volontés, trace en filigrane une éthique féministe qui interroge le « rapport avec le monde tel qu’il nous a été transmis ». C’est peut-être davantage là que se trouve la contribution de Vonarburg aux féminismes dans la SF.

Conclusion

« Non, on ne se libère pas de ses déterminants en les niant, mais en les repérant, en en [sic] délimitant la zone d’influence, et en les intégrant à son action ; il me semble que c’est en partie à cette œuvre salubre que nous convient la plupart des femmes qui écrivent de la science-fiction ; parce que c’est à cela que nous convie la science-fiction elle-même ? »16 .

La conclusion de l’article de Vonarburg sur « Les femmes et la science-fiction » permet de saisir une partie de sa démarche. Comme l’a souligné la professeure en littérature Janice Bogstad17 , Vonarburg met en parallèle la difficulté de ses personnages à humaniser leurs créations, et celle des lecteurs et lectrices à conjurer leur genre. Sa réponse au dilemme des personnages non sexués de Le Guin est de défaire dans le discours l’assignation du donné sexuel au genre vécu. Il est alors plus facile de s’identifier à des individus dont l’identité se perpétue à travers les variations physiologiques. En faisant le récit d’une femme rompant avec les illusions technologiques puis s’émancipant d’un rapport masculin instrumental au monde et aux autres, Vonarburg ouvre la voie à de nouveaux rôles de genre dans la partition des écrivaines de SF. C’est, à notre avis, à ce titre que Le Silence de la Cité peut être considéré comme un ouvrage pionnier pour la SF féministe francophone.


Notes et références

1. Élisabeth Vonarburg, Chroniques du Pays des Mères, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1992, p. 137.
2. Justine Larbalestier, The Battle of The Sexes in Science Fiction, Middletown: Wesleyan University Press, 2002 et Joanna Russ, « ‘‘Amor Vincit Foeminam:’’ The Battle of the Sexes in Science Fiction », Science Fiction Studies, 7 (1), 1980, pp. 2-15.
3. Robert Irwin, « ‘‘The Silent City’’ by Elisabeth Vonarburg (Book Review) », Foundation, 51, 1991, pp.95-98
4. Élisabeth Vonarburg, « Les femmes et la science-fiction », Requiem, 3 (5), 1977, p. 12.
5. Élisabeth Vonarburg, Le Silence de la Cité, Québec, Alire, 1998, pp. 158-160.
6. Usage qu’elle défend dans l’essai « Is Gender Necessary » avant de se raviser puis de publier une nouvelle dans le même univers sans masculin générique : « The Winter King ».
7. Voir la section consacrée dans la thèse de Janice M. Bogstad, Gender, Power and Reversal in Contemporary Anglo-American and French Feminist Science Fiction, University of Madison-Wisconsin, 1992.
8. Peter Fitting, « The Turn From Utopia in Recent Feminist Fiction », in. Feminism, Utopia, and Narrative, édité par Libby Falk Jones et Sarah Webster Goodwin, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1990, pp. 141‑158.
9. Élisabeth Vonarburg, Le Silence de la Cité, op. cit., p. 93.
10. Ibid., p. 70.
11. Ibid., p. 117.
12. Dont le nom évoque les Juddites des Chroniques du Pays des Mères se déroulant dans le futur.
13. Ibid., p. 264.
14. Sylvie Bérard et Élisabeth Vonarburg, « Dialogue sur l’utopie, le féminisme et autres sujets connexes », Tessera, 26, 1999, p. 101.
15. Ibid., p. 318-321.
16. Élisabeth Vonarburg, « Les femmes et la science-fiction », op. cit., p. 101.
17. Gender, Power and Reversal in Contemporary Anglo-American and French Feminist Science Fiction, op. cit.