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Peut-on parler de folklore numérique ? Marble Hornets et le Slenderman

Ce script vient d'un projet oublié dans les cartons de la Gravof Corp, relu et corrigé par Martin en août 2020

Irruption

Le 31 mai 2014, à Waukesha dans le Wisconsin, deux fillettes de 12 ans entraînent une camarade de classe dans les bois et la poignardent à 19 reprises. Retrouvée par un cycliste, la victime survie de justesse. Au tribunal, les deux enfants affirment avoir accompli cet acte pour apaiser le Slenderman et prouver son existence. Dans les mois qui suivent, ce mystérieux personnage issu des tréfonds d’internet fait la Une.

Aujourd’hui, nous allons revenir au point de départ pour comprendre comment le Slenderman est apparu, devenu une expérience collective, une creepypasta et un produit folklorique jusqu’à provoquer une panique morale aux États-Unis et pourquoi on peut parler d’une légende co-construite par les internautes. J’ai choisi d’évoquer Marble Hornets car c’est une série qui me tient particulièrement à coeur et ça me semblait un angle d’approche un peu original pour un sujet déjà abondamment traité.

« We here on the Something Awful Forums are very elitist and strict assholes. We pride ourselves on running one of the most entertaining and troll-free forums on the Internet. This is accomplished by charging a $10 fee to filter out folks not serious about adhering to the rules, and banning those who manage to slip through and break them. We are very serious about keeping our forums clean and troll-free, so please consider your account an investment and treat it accordingly. (Forum Rules n.d.) » « Sur le forum Something Awful, nous sommes des connards élitistes et stricts. Nous sommes fiers de gérer l’un des forums les plus divertissants sans trolls du Net. Nous accomplissons cela en facturant $10 pour filtrer les gens qui ne veulent pas vraiment adhérer aux règles, et en interdisant ceux qui parviennent à passer à travers et à les enfreindre. Nous sommes très soucieux de garder notre forum irréprochable et sans troll, alors considérez votre compte comme un investissement et traitez-le en conséquence. (Règles du forum) »

Horreur en open-source

Un forum est un format de discussion organisé en thread. Un utilisateur crée un sujet dans une catégorie dédiée, rédige un message (comme une question technique sur les forums d’entraide) et ensuite les commentaires et réponses sont classés par ordre de parution ou par vote. C’est un des modes de discussion les plus anciens du net qui existe sous de nombreux formats, on peut penser au célèbre 4chan ou à une panoplie de communautés oscillant entre bon goût, galère de mise à jour Windows, discussion agitée sur l’histoire de Warhammer et autres joyeuseté incluant le harcèlement de masse et le doxxing. La communauté du forum de Something Awful est notamment connue pour organiser des « Photoshop Phriday » au cours desquels, elle met en valeur le talent de ses membresnotamment dans la retouche d’image.

À cette occasion, le 8 juin 2009, un certain Gerogerigegege fait la proposition suivante 1 :

« Creating paranormal images has been a hobby of mine for quite some time. Occasionally, I stumble upon odd web sites showcasing strange photos, and Ialways wondered if it were possible to get one of my own chops in a book, documentary, or web site just by casually leaking it out into the web – whether they’d be supplements to bogus stories or not. So, let’s make a shitload? Pro-tip 1: Before I export, I like to open my Levels panel, and slide my blacks and whites inward to lose true whites and true blacks. (Makes it look more legit, no?) Pro-tip 2: Try exporting your image in a very low JPG quality at first. See if it works with the image, as well as hide minor flaws. After all, it can ‘add to the effect’. You don’t have to post your source images, unless you want to of course. » « Créer des images paranormales est un de mes hobby depuis un certain temps. Parfois, je tombe sur des sites Web bizarres présentant des photos étranges, et je me suis toujours demandé s’il était possible de faire en sorte qu’une de mes créations arrive dans un livre, un documentaire ou un site Web simplement en la divulguant sur le Web – en les faisant devenir des compléments à de fausses histoires ou pas. Alors c’est parti, mettez le paquet ! Astuce de pro 1: avant d’exporter, j’aime ouvrir mon égalisateur de couleurs et faire glisser mes noirs et blancs vers l’intérieur pour perdre les vrais blancs et les vrais noirs. (Ça donne l’air plus réaliste, non?) Astuce de pro 2: essayez d’abord d’exporter votre image dans une qualité JPG très basse. Vérifiez si cela fonctionne avec l’image et cachez les défauts mineurs. Après tout, cela peut « ajouter à l’effet ». Vous n’êtes pas obligé de publier vos images sources, sauf si vous le souhaitez bien sûr. »

Le 10 juin, un certain Victor Surge (alias Eric Knudsen) publie deux images accompagnées du texte suivant :

« we didn’t want to go, we didn’t want to kill them, but its persistent silence and outstretched arms horrified and comforted us at the same time… 1983, photographer unknown, presumed dead. One of two recovered photographs from the Stirling City Library blaze. Notable for being taken the day which fourteen children vanished and for what is referred to as ‘The Slender Man’. Deformities cited as film defects by officials. Fire at library occurred one week later. Actual photo- graph confiscated as evidence. 1986, photographer: Mary Thomas, missing since 13 June 1986. » « Nous ne voulions pas y aller, nous ne voulions pas les tuer, mais son silence persistant et ses bras tendus nous ont horrifiés et réconfortés en même temps… 1983, photographe inconnu, présumé mort. L’une des deux photographies a été récupérée de l’incendie de la bibliothèque de la ville de Stirling. Notable pour avoir été prise le jour de la disparition de quatorze enfants et pour montrer ce qu’on nomme « Le Slender Man ». Les experts considèrent que les déformations sont dues à des défauts du film. L’incendie de la bibliothèque s’est produit une semaine plus tard : la photo réelle a été confisquée comme preuve. 1986, photographe: Mary Thomas, disparue depuis le 13 juin 1986. »

Shira Chess parle d’« open-sourcing horror » 2 pour qualifier ce processus. L’open-source c’est un moyen de conception de logiciel où le code est public et où chacun peut contribuer – souvent bénévolement – à l’améliorer, en proposant des solutions et en trouvant des bugs avec l’idée que mieux le logiciel fonctionne, plus c’est profitable à la communauté. On peut citer Linux, Firefox ou Libre Office. D’ailleurs, l’open-source est majoritairement utilisé par des entreprises privées car c’est un bon moyen de vérifier concrètement si le produit fonctionne en mettant à contribution les talents de l’internet.

Les messages de Victor Surge supposent une histoire ouverte. Ici, le « code » de base c’est un homme blanc, sans visage, avec des membres fins et des bras anormalement longs, vêtu d’un costume. On peut le rapprocher de créatures comme les tulpas bouddhistes, les Gentlemans dans Buffy contre les vampires ou les Silences dans la saison 6 de Doctor Who. On peut aussi penser aux créations de la Fondation SCP, communauté d’écriture qui se présente comme une organisation chargée de mener des recherches sur le surnaturel, contenir les puissances obscures pour protéger l’humanité et qui établie des typologies de monstre dont le SCP-582, librement inspiré du Slenderman.

En juin 2009, une frénésie de création s’empare du forum autour du Slenderman. Les utilisateurs créent, modifient les créations des autres, s’entraident pour les retouches et ceux qui ne savent pas utiliser les logiciels participent à la construction du mythe en en proposant des interprétations. Le phénomène se répand sur le net, des court-métrages aux parodies, des costumes aux vidéos de théories, jusqu’aux personnages de jeu vidéo comme les Enderman dans Minecraft. Le 16 juin, un certain Captain Shlork suggère d’en faire une adaptation. Le 19, un utilisateur nommé « ce gars » 3 explique qu’il a récupéré les cassettes du projet de film d’un de ses amis et que cela lui évoque la créature : la curiosité des utilisateurs est piquée.

Marble Hornets… et le réel s’effondra

La première vidéo postée sur la chaîne Marble Hornets

Bien que le nom du Slenderman ne fut jamais utilisé dans la série – on parle plutôt de The Operator –, Marble Hornets est un peu l’équivalent d’un spinoff. Le 20 juin 2009, une première vidéo d’introduction est postée par un certain Jay Merrick (pseudonyme de Troy Wagner). Il y raconte que quelques années auparavant, son ami Alex Kralie a commencé à réaliser un film mais, au fur et à mesure du tournage, des problèmes sont apparus et Alex est devenu de moins en moins coopératif jusqu’à tous les abandonner et déménager. Jay a récupéré ses cassettes en promettant de les brûler mais décide de les trier et de les regarder. Il semble qu’un étrange personnage suivait Alex à cette époque. Il décide donc de mener l’enquête en postant les rushs sur YouTube 4 tout en utilisant son compte Twitter 5 pour la diffusion et les discussions. En parallèle, une autre chaîne est ouverte par un certain ToTheArk 6 qui semble répondre de manière très cryptique à Jay, tantôt le menaçant, tantôt l’encourageant. Si vous avez la fibre horrifique c’est une expérience fascinante avec un scénario qui gagne progressivement en intensité.

ToTheArk avec Jay sur Twitter et YouTube, ici 'Intermission' publiée le 17 mai 2011

La série dure jusqu’au 20 juin 2014, compte 131 vidéos pour un total de 9 heures, diffusée via deux comptes YouTube et un compte Twitter. Il s’agit de « found-footages » dans la lignée de The Blair Witch Project ou REC. C’est un style cinématographique où les scènes vues à l’écran sont supposées avoir été trouvées par des personnages dans la fiction, tournées par d’autres personnages supposés amateurs portant la caméra. À ce sujet je vous renvoi à l’épisode de Chroma sur Paranormal Activity 7 . C’est un format particulièrement adapté à une telle série – dont le budget de départ s’élève à $500 – qui permet à la fois d’expliquer le jeu d’acteur et la qualité vidéo tout en rendant l’histoire plus vraisemblable. Cela implique aussi une décision active du spectateur qui se trouve prit dans la fiction. C’est à lui de faire pause, observer, et trouver les indices.

Faites pause

Devin Hartley 8 range Marble Hornets parmi les Alternate Reality Game. Un peu à la manière d’un jeu de rôle, on peut communiquer avec les personnages de la diégèse (à l’intérieur de l’histoire), ce qui implique des retours directs entre les spectateurs et les réalisateurs au cours du récit et donc des modifications de la trame en tenant compte de leurs attentes. D’autant que contrairement au cinéma, sur Internet les individus sont considérés comme des utilisateurs. La participation est discrètement encouragée via la multiplication des contenus fictifs sur de multiples médias. En effet, les prétendues créations « réalistes » conçues sur le forum de Something Awful se sont diffusées sur la toile et ont fini par atteindre des individus ne disposant pas du bouclier de l’imagination ironique. Par exemple le Fossoyeur de film s’était fait piéger par des montages en croyant qu’il s’agissait d’« authentiques légendes » 9 . Cette diffusion des sources illustre bien la difficulté sur le Web de discerner le vrai du faux quand on ne dispose pas des codes.

Bande-dessinée tirée de la série

Ainsi, une complicité se noue entre Jay et l’audience, le premier agissant car « les gens doivent savoir » et les seconds l’aident tout étant sous la menace d’être lié à ses troubles en y participant. Le mouvement de balancier entre les vidéos publiées par Jay sur Marble Hornets et les vidéos réponses de l’étrange ToTheArk fait de lui comme de nous des spectateurs des secondes vidéos. La série encourage le décryptage et la participation collective. Sur les forums et les wikis, de nombreuses personnes forment ce que Henry Jenkins nomme une « communauté de savoirs » 10 . Et même s’ils ne représentent pas une majorité, tout le monde profite de leurs recherches notamment la reconstitution de la chronologie du récit qui aide à comprendre les événements 11 . Les utilisateurs sont à la fois réunis par ces espaces d’échange tout en faisant chacun l’expérience d’être isolé chez lui devant son écran à la recherche du Slenderman, chaque pause faisant converger les temporalités du réel et du récit.

Ce que nous appelons médias aujourd’hui – la TV ou l’ordinateur – nous fait clairement apparaître la médiation. On peut dire, pour simplifier à l’extrême, qu’avant ces technologies il n’y avait pas d’autre objet aussi spécifiquement dédié à la médiation et que l’on s’en tenait à celle de nos sens « naturels » comme les yeux (ou des télescopes et loupes qui impliquent une projection du regard mais non un déplacement aussi important dans l’espace de la perspective et une expérience aussi totale). Les objets de médiations servaient donc essentiellement aux mages et aux sorciers qui s’en servaient comme intermédiaires entre le réel (eux) et la chose (derrière l’objet : l’occulte) – ce qui permet aussi d’expliquer l’aspect mystique donné aux livres. Aujourd’hui, nous avons des technologies culturellement dédiées et explicitement prévues pour la médiation, c’est-à-dire pour nous donner accès à un réel auquel nous ne pouvons absolument pas accéder autrement (au sens que ces objets atteignent de rares niveaux de complexité). Eugen Thacker nomme « dark media » 12 , ces objets technologiques qui, dans les films d’horreur, dysfonctionnent ou plutôt, fonctionnent trop bien en permettant d’accéder à des choses auxquelles on ne pourrait pas avoir accès sans, comme dans Paranormal Activity ou Poltergeist.

La série nous montre le Slenderman de deux manières : au travers du corps des personnages quand ils ont des quintes de toux, des hallucinations, un comportement étrange ou lors de ce qui pourrait passer habituellement pour des dysfonctionnements (glitch, déformation, saturation…) de la caméra ou du micro mais qui nous servent ici à ressentir sa présence. On a un gouffre entre deux ordres ontologiques : le Slenderman est à la fois apparent (glitch) mais pas présent (on ne peut le voir), ou alors il est donc présent (à force de répétitions, on comprend qu’il est là) mais pas apparent (c’est un phénomène sans origines). Au sein des « dark medias », les « weird medias » 13 se caractérisent non en nous donnant accès à l’inaccessible mais en nous révélant « l’inaccessibilité en et par elle-même – ils rendent l’inaccessible accessible dans son inaccessibilité même » 14 .

En l’occurence, le média qui nous donne accès à l’occulte, nous le possédons puisqu’il s’agit de notre téléphone ou de notre ordinateur. Non seulement nous accordons un statut de vérité important à un outil qui nous donne habituellement accès à de l’information ou nous connecte à un réel inaccessible que nous sommes obligé de croire au moins partiellement en multipliant les sources d’information, mais nous avons une relation d’autant plus forte à l’objet que nous savons que celui-ci a les capacités de faire ce que nous voyons : nos téléphones peuvent filmer, avoir des bugs, notre ordinateur aussi – ou plutôt nous ne savons pas complètement ce qu’ils sont en capacité de faire.

Dans ce cadre, nous sommes alors « hyperattenti[fs] vis-à-vis de la relation indécidable entre réalité et image » 15 . Le cinéma a déjà un rôle important dans l’esthétisation de la vie quotidienne et dans notre façon de percevoir les comportements dit « normaux ». Dans un monde où les écrans sont omniprésents, cette série nous montre des personnages faisant l’expérience de la surveillance, suivis en permanence par un monstre difficilement visible qui ne cesse de les observer.

Marble Hornets… et le monstre prit vie

L’horreur vient du latin horror qui renvoi aux frémissements, frissons. Susan Stewart16 montre que l’horreur est un mode narratif qui existe indépendamment du média utilisé (livre ou film). C’est un genre caractérisé par le fait que le gain d’information n’accroît pas seulement notre savoir du récit mais nous affecte aussi en tant que spectateur (en nous impliquant de plus en plus). Elle distingue les histoires « réelles » où, par exemple, on raconte une anecdote qui nous est arrivée et où on demande souvent au spectateur d’acquiescer : « Tu vois ce moment où tu changes de file au supermarché… », des histoires fictives où on renvoie au réel uniquement pour faire des parallèles (« les dragons c’est un peu des grands reptiles ») ou pour fausser ses conventions et où le spectateur est obligé de se fier au narrateur à propos de tout ce qu’il se passe dans cet univers.

L’horreur se situe entre les deux genre à la manière des « contes au coin du feu ». Il ne s’agit pas tant de vrai ou de faux, le conteur va dire par exemple : « c’est une histoire vraie » ou « mon frère m’a une fois rapporté ». Le récit fait appel au réel des spectateurs et déplace constamment la ligne entre le réel et la fiction comme par exemple dans le Horla de Maupassant

Tzvetan Todorov17 définit ainsi le fantastique comme un genre où le spectateur rejette explicitement toute explication allégorique ou morale, où le texte réalise l’abstraction dans le langage contrairement aux fables, où ce ne sont pas seulement des paroles : le média est plus que ce qu’il est (« je vous avertis ça pourrait vous arriver », prophétie, malédiction) et où on hésite entre explication naturelle et surnaturelle comme dans X-files (même les personnages peuvent douter).

La fiction est réversible (elle n’a pas de conséquence sur le réel), par contre à l’intérieur du récit, les évènements sont irréversibles (pour les personnages). Dans l’horreur, on joue à répéter des schémas jusqu’à ce que l’auditoire doute. Pour illustrer, imaginez-vous en train de raconter une histoire d’horreur en pleine forêt : le bruit des feuilles et des animaux va finir par vous faire peur parce que vous l’attribuez à la causalité du récit (peut-être que c’est Slenderman). Enfin, pour Noël Caroll, l’horreur doit à la fois créer un monstre menaçant et impur, qui transgresse un schéma culturel, quelque-chose d’étrange selon nos conventions18 : humain-machine, machine-animaux, du sang sur les murs (alors qu’il devrait être dans le corps), des choses qui ne devraient pas être là (histoire de la fillette et de son chien), des voix sans corps, etc. On peut même jouer avec les significations en les détournant : la maison hantée est celle qui échappe au contrôle là où d’ordinaire la maison est censée incarner l’espace habité et protecteur.

Revenons au Slenderman imaginé par des fans d’horreur possédant des références communes à la pop’ culture et à HP Lovecraft. Ils discutent tous de manière anonyme sur des forums sans aucun moyen de vérifier la réalité des expériences des autres, faisant collectivement l’expérience spirituelle de la connexion : Slenderman peut représenter la surveillance, le costume de l’agent de la NSA, l’anonyme. Il est aussi réel que l’expérience de culture partagée dont il est l’objet.

Reconfiguration de l’expérience

L’expérience selon Victor Turner 19 est ce qui forme, ce qui transforme, ce qui se distingue dans la séquence des événements vécus, collectifs ou individuels. L’expérience « typique » est celle que d’autres ont vécu, elle inclut un partage. À l’opposé, l’expérience surnaturelle est celle qui est difficile à partager par peur d’être ridicule (car nous sommes éduqués dans l’incrédulité de certains phénomènes). La simple expérience est triviale mais fréquente, on ne la retient pas parce que ça n’en fait pas une histoire à raconter. Même si cela paraît évident, il est essentiel de comprendre que notre culture et sa façon de partager structurent notre mémoire des événements avant qu’ils se produisent. Dans notre culture rationaliste, les histoires surnaturelles n’existent pas en opposition à la Science ou à la Raison mais à cause de la Science et de la Raison. Ce sont ces valeurs, qui chez nous sont légitimes à déterminer ce qui relève du surnaturel et ce qui est acceptable à partager. Par contre, la forme du partage sur Internet a permis à une « expérience non-examinée »20 ou « inconcevable » de devenir une expérience typique. Le Slenderman peut témoigner d’une expérience de vie dans la modernité, ses écrans et caméras et la crainte d’être observé.

En théorie de la communication, le concept d’ostension désigne le fait de montrer plutôt que de raconter, une action ostensive performe le « légendaire » dans la « vie réelle ». Andrew Peck21 différencie l’acte d’ostension où individuellement on décide de montrer quelque-chose de la pratique qui renvoie à une communauté et prépare d’autres actions. Les réseaux sociaux ont aidé à la rendre consciente en encourageant la documentation des performances en filmant, en créant des challenges. Si la surveillance permanente a augmenté le champ des comportements attendus, cette culture du partage a aussi favorisé notre désir de montrer nos actions « ostensives ».

Andrew Peck explique que, par exemple, à Halloween, (moment où la société a une tolérance relative à l’imaginaire) beaucoup de gens se déguisent en Slenderman. Il constate que ces déguisements séparent nettement les gens qui le connaissent des autres qui n’ont pas de pratique réseau. Internet a ouvert un espace transfrontalier de conscientisation et de discours sur les pratiques. Les gens se déguisant en Slenderman espèrent être filmés, photographiés, et voir leur action retourner sur le web – ce qui joue sur leur réputation. L’augmentation de ces pratiques a rendu la communauté plus exigeante, l’encourageant à améliorer ses déguisements en séparant les Slenderman réussis des autres.

Jeffrey A. Tolbert va jusqu’à parler de _reverse ostension_22 . Le Slenderman a été créé par une communauté sur le modèle d’un genre folklorique pré-existant : ils ont fait du « folkloresque », ce qui leurs paraissaient le plus ressembler à un produit du folklore. Les « ostensions » sont ainsi d’autant plus importantes que ce sont elles qui créent de toute pièce des pseudos « vraies expériences ». On est pas dans le cas « classique » où une personne a cru voir un yéti, a raconté son expérience et l’a fait devenir une légende. Ici, un groupe a inventé une légende qui leur faisait peur, puis a incité la création d’expériences correspondantes. L’apothéose, c’est la sortie du jeu Slenderman, The Arrival qui a rendu la légende accessible au grand public tout en permettant une immersion dans son univers.

Capture d'écran de Slender: The Arrival (2013)

Bataille pour la réalité

Dracula est une légende fictive : ce n’est ni une histoire vraie ni une vraie légende, mais une légende construite de toutes pièces comme telle. Lors de la construction collective du Slenderman, la communauté était consciente de créer une « légende » de toutes pièces; les créateurs corrigeaient les essais en essayant de garder assez de vraisemblances dans le choix des caractéristiques : d’où le fait que la question des tentacules (assez irréalistes) n’ait jamais été tranchée. Lorsque les utilisateurs discutaient des conditions de possibilité d’un Slenderman, il ne s’agissait pas de savoir s’il pouvait exister pour de vrai mais de savoir s’il était plausible comme représentant d’un genre « légendaire ». Et cela a duré jusqu’au 31 mai 2014 où le sang de la fiction a coulé de manière telle sur le réel que nul ne pouvait plus l’ignorer.

« L’ostension » est une intrusion voulue d’un narratif dans la réalité. Le crime est aussi une « ostension », une forme radicale « d’ostension ». Cette affaire sordide est en partie responsable de la popularité du Slenderman hors d’internet mais aussi de sa banalisation comme légende horrifique. Suite à ces événements a eu lieu une intense dénonciation journalistique de la perte de réalité des nerds addicts aux écrans et réfugiés dans leur monde. Leur logique est grosso modo la suivante : une personne normale ne croit pas les histoires fausses, donc ne fait pas de mal, donc le problème ce sont les histoires fausses. Un raisonnement imparable qui évite de questionner la « réalité » sociale ou ce qui, dans la vie des filles en question, leur a rendu préférable de partir avec un monstre. D’ailleurs le forum a publié des clarifications explicites pour souligner qu’il s’agit d’un personnage fictif, certains ont jugé utile d’écrire un mea culpa, la plupart ont appelé à la sensibilisation.

Alors comment expliquer une telle panique morale et un tel appel à la réalité ? À mon avis, un peu de la même manière que lors de la Satanic’ Panic’ en 1980 autour du jeu de rôle Donjon et Dragon ou l’affaire de la profanation du cimetière de Carpentras en France en 1990. Pour les journalistes de l’époque, les jeux de rôle mettaient en danger le réel en créant un cadre pour l’action violente. Leur raisonnement s’explique aussi par le fossé générationnel entre les joueurs et les tenants des médias de masse qui en ont fait un acte déviant qui menace la norme : des jeunes jouant dans une réalité que les adultes ne maîtrisent pas.

Il arrive de parler de digital native et digital immigrant pour différencier les gens nés avec le réseau et les autres. Pour les seconds, la vérité de la fiction Slenderman est un piège : après tout si on cherche Slenderman sur internet sans connaître le fonctionnement de la toile, on peut trouver ça mieux documenté que la plupart des êtres vivants réels. Une création numérique qui surgit soudainement dans le réel des « vrais gens » qui font des vrais trucs comme travailler à quelque-chose d’effrayant, voir de surnaturel. De même que peu de gens ont conscience de la matérialité de l’infrastructure du réseau (FAI, datacenters…), beaucoup ont encore du mal à considérer que les évènements et les expériences vécus sur Internet sont de réels évènements et d’« authentiques » expériences, que les folklores et traditions qui y sont créés aussi, et que les cultures des communautés en lignes ne sont pas moins des cultures que les autres.

Je ne suis pas en train de relativiser la gravité de l’affaire du Wisconsin. Justement, à mon avis le monstre a existé pour de vrai. Andrea Kitta raconte que suite à ces évènements, elle a dû rassurer des jeunes qui étaient venus lui demander confirmation que le Slenderman n’existait pas, parce que leurs frères et sœurs leur en avaient parlé. L’erreur serait de croire que les digital natives sont immunisés aux histoires qui viennent du net. Ils font comme les autres, ils essaient, ils se font avoir, apprennent et comprennent.

Ce qui a fondé la panique morale autour du Slenderman vient autant de notre culture d’incrédulité à l’égard de ce genre d’évènement surnaturel, que vis-à-vis de ce qui vient des jeunes et du Web. Le Slenderman n’a pas suivi le processus « normal » de validation comme folklore légitime par les instances morales traditionnelles. Celles-ci l’ont alors perçu comme un danger. Ceci étant dit, je reprendrai une remarque faite par un utilisateur du forum. Expliquez moi pourquoi dans un monde où des adultes croient à une ou des divinités omniscientes, à des extraterrestres qui font des cercles dans les champs, au fait que le 11 septembre füt un coup monté de l’intérieur et Obama un socialiste, pourquoi une fille de 10 ans ne pourrait-elle pas croire au Slenderman ?

Le petit peuple des internets (conclusion)

Le film Slenderman sorti récemment est un cas d’école de ce qui ne marche pas dans les films d’horreur entre screamers et glauque absurde. À mon avis, il témoigne aussi, comme pour son prédécesseur Always Watching, que les raisons qui expliquent le succès du Slenderman et la popularité de la série Marble Hornets sur Internet, sont exactement les mêmes qui expliquent qu’un film sur le même sujet, conçu comme une expérience limitée dans la durée pour des spectateurs consentant à être des gens passifs assis dans une salle, ne peut pas fonctionner. Le plus étonnant, c’est que le film reprend partiellement la trame de l’affaire du Wisconsin et la tentative d’assassinat qui pourtant n’a rien à voir avec la communauté mais a servi à populariser le mythe. Mon premier réflexe fut de m’insurger passionnément contre ces créateurs imbéciles d’Hollywood qui n’ont rien compris au folklore d’internet. Avec le recul, je me dis plus simplement qu’il s’agissait pour eux de prendre le Slenderman pour faire un film et de l’argent comme les studios le font pour n’importe quelle créature de n’importe quel folklore. Cela témoigne juste de la désaffection de la créature par sa communauté suite aux évènements et surtout, par l’usure du temps.

Cette aventure a tout de même donné l’occasion aux folkloristes d’observer la création du Slenderman et d’étudier les mécanismes de construction collective d’une légende là où les forums nous permettent de garder un certain temps la trace des discussions ce qui est plus difficile à faire pour d’autres créatures comme l’Ankou, le Windigo, le Croque-Mitaine…

Sources

1. Message de Gerogerigegege sur Something Awful (30/04/2009)
2. Shira Chess. « Open-Sourcing Horror », Information, Communication & Society, 15 (3), 2012, pp. 374-393.
3. Message de Ce gars sur Something Awful(31/12/2007)
8. Devin Hartley. « Fleeing the Operator: The User Experience and Participation in Marble Hornets (2009-2014) », Interactive Storytelling, ICIDS 2014, Singapour, Novembre 2014, pp. 148-155
10. Cité par Jeffrey A. Tolbert. « The sort of story that are covering your mirrors : The case of Slender Man », Semiotic Review 2 : Monster, novembre 2013.
12. Eugene Thacker « Dark media » in. Galloway, Thacker et Wark. Excommunication. Three Inquiries in Media and Mediation, The University of Chicago Press, 2014, pp. 77-149.
13. Ibid. 133-134.
14. Eugene Thacker. « Antimédiation », traduit par Yves Citton, Association Multitudes, 51, 2012, p. 100.
15. Kimberly Jackson | citée par Adam Daniel. « ‘Always Watching’: The Interface of Horror and Digital Cinema in Marble Hornets », Current Issue, vol. 10(1), 2016 | Traduit par moi-même
16. Susan Stewart. « The Epistemology of the Horror Story », The Journal of American Folklore , Janvier-Mars 1982,Vol. 95(375), pp. 33-50.
17. Ibid.
18. op. cit., 2016.
19. Cité par Andrea Kitta. « “What Happens When the Pictures Are No Longer Photoshops?” Slender Man, Belief, and the Unacknowledged Common Experience », Contemporary Legend, 3, vol. 5, 2015, pp. 62-76.
20. Ibid., 68.
21. Andrew Peck. « At the Modems of Madness : The Slender Man, Ostension, and the Digital Age » Contemporary Legend series 3, vol. 5, 2015, pp. 14-37.
22. Jeffrey A. Tolbert. «